Varanasi : Quand le tourisme de masse profane le sacré

Voyage sur mesure en Inde

Une réflexion nécessaire sur les limites du voyage « spirituel »


Les chiffres qui dérangent

72 millions de visiteurs en 2022. Laissez-moi répéter : soixante-douze millions. Pour une ville de 1,2 million d’habitants. Cela représente 60 touristes pour chaque habitant permanent. Imaginez Paris avec 640 millions de visiteurs par an, et vous commencez à saisir l’ampleur du problème.

Varanasi, cette cité millénaire sur les rives du Gange, est devenue le laboratoire grandeur nature de ce qu’on pourrait appeler le « surtourisme spirituel ». Et les conséquences sont dramatiques.

La vitrine politique de Modi

Depuis que Narendra Modi représente Varanasi au parlement (2014), la ville s’est transformée en chantier permanent. Le fameux Corridor Kashi Vishwanath, inauguré en grande pompe en décembre 2021, a coûté 3 390 millions de roupies. Un projet pharaonique qui a nécessité la démolition de centaines de bâtiments historiques.

Mais voici ce qu’on ne vous dit pas dans les brochures touristiques : en novembre dernier, 50 maisons ont été rasées pour « embellir » la région avant une visite du Premier ministre. Quelques mètres plus loin, dans la zone de Khidkiya Ghat, plus de 500 personnes se sont retrouvées sans-abri au nom du développement.

Ces familles, qui vivaient parfois depuis des générations près des ghâts sacrés, ont été déplacées pour faire place à des infrastructures touristiques. Leurs maisons ancestrales ? Détruites. Leurs commerces traditionnels ? Fermés. Leur mode de vie ? Sacrifié sur l’autel du « développement ».

L’industrie du voyeurisme spirituel

Et nous, touristes occidentaux, nous débarquons en masse dans ce décor « authentique » fraîchement rénové, appareils photo à la main, prêts à « vivre l’expérience spirituelle ultime ».

Soyons honnêtes une seconde. Qu’est-ce qu’on vient chercher exactement à Varanasi ?

On paie des fortunes pour des hôtels boutique avec « vue imprenable sur les ghâts », construits sur les décombres de maisons rasées. On participe à des « tours spirituels » qui nous mènent aux ghâts de crémation, où des familles pleurent leurs morts depuis des millénaires. On immortalise ces moments intimes avec nos smartphones pour nourrir nos réseaux sociaux.

Comment appelle-t-on cela exactement ? Du « tourisme culturel » ? De la « découverte spirituelle » ?

Moi, j’appelle ça du voyeurisme.

 

Et ce n’est pas la première fois que je dénonce,

déja en 2017 ici même :

Escale à Varanasi – Découverte de Benares – IndeXperience

 

Quand l’authenticité devient un produit de consommation

Le paradoxe est saisissant : plus nous affluons pour « préserver » et « découvrir » l’authenticité de Varanasi, plus nous participons à sa destruction. Les rituels millénaires deviennent des spectacles. Les ghâts sacrés se transforment en décors photogéniques. La spiritualité hindoue devient un produit d’exportation.

Les résidents locaux le confirment : ils sont convaincus que le développement touristique impacte négativement leur patrimoine. Leur qualité de vie et la durabilité environnementale de leur ville sont compromises. Mais qui les écoute quand il y a des milliards de roupies en jeu ?

La gentrification frappe durement. Ceux qui devraient bénéficier de la croissance économique sont paradoxalement ceux qui en paient le prix le plus lourd. Les résidents historiques sont marginalisés, chassés vers la périphérie par la flambée des prix immobiliers et la transformation de leurs quartiers en zones touristiques.

La congestion de l’âme

Avec 72 millions de visiteurs annuels, Varanasi étouffe littéralement. Les zones près des ghâts sont constamment congestionnées. Les infrastructures centenaires craquent sous la pression. La gestion du trafic devient un cauchemar quotidien.

Mais au-delà de la congestion physique, il y a quelque chose de plus profond qui se brise : l’âme même de la ville. Varanasi était un lieu de recueillement, de méditation, de connexion spirituelle. Elle devient progressivement un parc d’attractions à ciel ouvert.

Le mensonge de notre « respect »

On se dit respectueux. On enlève nos chaussures avant d’entrer dans les temples. On baisse la voix près des ghâts. On évite de photographier directement les corps en crémation. Et on se donne bonne conscience.

Mais le vrai respect, ce n’est pas dans ces gestes de surface. Le vrai respect, c’est peut-être de comprendre que notre simple présence, aussi bien intentionnée soit-elle, participe d’un système qui détruit ce qu’elle prétend honorer.

Nous finançons, avec notre argent de touriste, un modèle de développement qui expulse les habitants locaux de leurs lieux sacrés. Nous contribuons à la marchandisation de leur spiritualité. Nous transformons leur ville sainte en destination Instagram.

Varanasi n’a pas besoin de nous

Voici une vérité dérangeante : Varanasi a survécu et prospéré pendant plus de 3000 ans sans nous. Elle était déjà un centre spirituel majeur quand nos capitales européennes n’existaient même pas. Elle continuera d’exister après que notre fascination touristique se sera déplacée vers d’autres destinations « authentiques ».

La ville n’a pas besoin de nos selfies pour valider son importance. Elle n’a pas besoin de notre argent pour maintenir sa spiritualité. Elle n’a pas besoin de notre présence pour continuer d’être sacrée.

Une question dérangeante

Alors voici la question qui dérange : et si le meilleur moyen d’honorer Varanasi était de ne pas y aller ?

Et si notre absence était plus respectueuse que notre présence ? Et si laisser cette ville sacrée tranquille était le plus beau cadeau que nous puissions lui faire ?

Je ne prétends pas avoir la réponse. Mais je pense que nous devons au moins avoir le courage de nous poser la question.

Repenser notre rapport au voyage

Cette réflexion sur Varanasi nous amène à questionner plus largement notre rapport au voyage et au tourisme dit « culturel » ou « spirituel ». Avons-nous le droit de transformer n’importe quel lieu en destination touristique au nom de notre soif de découverte ?

Certains endroits ne sont-ils pas trop précieux, trop fragiles, trop sacrés pour supporter le poids de nos désirs d’évasion ?

Le voyage peut être une formidable école d’ouverture et de tolérance. Mais il peut aussi être une forme moderne de colonialisme, plus subtile mais tout aussi destructrice.

À nous de choisir quel voyageur nous voulons être.


Cet article reflète un point de vue personnel et invite au débat.

N’hésitez pas à partager vos réactions et réflexions en commentaires.

Le tourisme responsable commence par des questions difficiles.

 

 

 

Les sources :

Statistiques touristiques

  • Varanasi a accueilli plus de 72 millions de visiteurs (nationaux et internationaux) en 2022, selon des estimations officielles Business Today.

  • Wikipedia fournit une série historique : en 2014, la ville comptait environ 5,49 millions de visiteurs (5,20 M domestiques + 0,29 M internationaux) Wikipedia.


Corridor Kashi Vishwanath (Projet de développement)


Démolitions et déplacements

  • Environ 1 400 personnes (résidents et commerçants) ont été relogées dans la zone du corridor Wikipedia.

  • D’autres sources mentionnent la démolition d’environ 300 maisons pour le projet The Hindu.


Impact local, congestion, patrimoine

  • Reddit illustre des préoccupations réelles des habitants :

    « The city is crying for some fresh air, there’s people everywhere! … The poor are thronging the streets and surviving in the squalor. » Reddit
    « Varanasi is dealing with the consequences of success … Implementing the Gujarat model in Varanasi … disrupts its unique character » Reddit.


Autres projets d’infrastructure récents (2025)

  • En août 2025, 38 nouveaux projets d’une valeur globale de ₹2 183 crore ont été dévoilés, dont :

    • l’élargissement de Dalmandi Road (₹215.88 crore) pour désengorger les accès au Kashi Vishwanath Dham The Times of India.

    • des infrastructures électriques souterraines intelligentes (₹881.56 crore), un collège/hôpital homéopathique (₹85.72 crore), et autres initiatives urbaines The Times of India.