La Lumière et les Pétales : Résister par la Lenteur
Quand les fêtes sacrées nous rappellent ce que le monde a oublié
Le paradoxe de Diwali
Chaque année, Diwali arrive avec ses guirlandes lumineuses, ses coffrets de mithaï emballés dans du doré, ses publicités pour des smartphones en promotion. Les centres commerciaux explosent de couleurs. Les marques rivalisent d’ingéniosité pour vendre « l’esprit de Diwali » dans un packaging premium.
Ouf, je ne suis plus dans ce système; puisque je vis au Kerala, in Jungle, ici, Diwali ne veut pas dire grand chose, mais parce que c’est entré dans notre famille, nous perpétuons.
Et c’est pourquoi, au cœur de cette frénésie commerciale, subsiste quelque chose d’irréductible. Quelque chose que le capitalisme ne peut ni fabriquer, ni accélérer, ni virtualiser : le geste sacré de poser une diya, une lampe à huile, et de la regarder trembler dans la nuit.
Ce geste-là ne se vend pas.
Il ne peut être « optimisé ».
Il exige la présence, la lenteur, et l’acceptation de l’éphémère.
Mon Pookalam : l’art de l’inutile
Ce matin, j’ai créé un Pookalam. Pour ceux qui ne connaissent pas, c’est un mandala floral traditionnel du Kerala, réalisé pétale par pétale, cercle après cercle, traditionnellement pour Onam en l’honneur du roi Mahabali et de la déesse des moissons.
J’ai décidé de mélanger la tradition du Nord avec celle du Sud : cela m’a pris des heures.
J’ai trié les fleurs par couleur, par taille. J’ai dessiné mentalement les motifs, ajusté les symétries, recommencé quand un pétale se plaçait de travers. Mes genoux ont protesté contre le sol dur. Mon dos s’est courbé. Mes doigts ont pris l’odeur du jasmin et du souci.
Et pendant tout ce temps, une petite voix intérieure — celle que le monde moderne a plantée en nous — murmurait : « Tu perds ton temps. Tu pourrais faire un montage photo en 10 minutes. Personne ne verra la différence sur Instagram. »
Mais justement.
La différence n’est pas dans l’image finale. Elle est dans le temps habité.
Ce que le virtuel ne peut pas capturer
Le monde numérique fabrique des images à l’infini. En quelques clics, je peux générer cent Pookalams parfaits, symétriques, retouchés. Je peux appliquer un filtre « festival indien » à n’importe quelle photo. Je peux même, avec une intelligence artificielle, créer un Diwali qui n’a jamais existé.
Mais ce que le virtuel ne peut pas reproduire, c’est l’odeur des pétales écrasés sous mes doigts. Le silence concentré pendant la création. La conscience aiguë du passage du temps — ce temps que je choisis de donner, non pas pour produire quelque chose de durable, mais pour honorer quelque chose de plus grand que moi.
Le Pookalam durera trois jours, peut-être. Les pétales vont brunir, se recroqueviller, être balayés par le vent. Et c’est parfait ainsi. Je vais quand même essayer de le faire durer un peu… en remplacant ou rajoutant des fleurs, des pétales fraiches.
Mais il tiendra le temps qu’il tiendra : car ce n’est pas le Pookalam qui compte. C’est l’acte de le faire.
Diwali entre deux mondes
Et c’est là que réside le paradoxe magnifique et douloureux de nos fêtes modernes.
D’un côté : la marchandisation. Diwali devient une « saison des achats ». Les familles s’endettent pour offrir des cadeaux qu’elles ne peuvent pas se permettre. Les réseaux sociaux explosent de photos retouchées de rangolis parfaits et de tenues de créateurs. On célèbre non pas la victoire de la lumière sur l’obscurité, mais celle du paraître sur l’être.
De l’autre : la permanence du rituel. Malgré tout, les gens continuent d’allumer des diyas. Ils dessinent des rangolis à l’aube, à genoux, avec de la poudre de riz et du curcuma. Ils cuisinent des plats qui demandent trois heures de préparation pour dix minutes de dégustation. Ils prient, chantent, se réunissent.
Ces gestes ne « servent » à rien économiquement. Ils ne sont pas « productifs ». Ils ne génèrent ni croissance ni ROI.
Et c’est précisément pour cela qu’ils sont essentiels.
La résistance par la lenteur
Dans un monde qui valorise la vitesse, l’efficacité, la scalabilité, faire un Pookalam ou allumer une diya est un acte de résistance.
C’est dire : « Je refuse que tout ait un prix. Je refuse que tout soit mesurable. Je refuse que mon temps n’ait de valeur que s’il produit quelque chose de vendable. »
C’est incarner une autre philosophie : celle de l’offrande sans attente de retour. Celle de la beauté éphémère. Celle de la présence pleine et entière à un instant qui ne reviendra jamais.
Les traditions de Diwali et d’Onam nous enseignent cela : le sacré ne peut exister que dans le temps donné, dans le geste posé avec intention, dans l’acceptation que tout passe et que c’est justement parce que tout passe que chaque instant compte.
Le matérialisme spirituel
Oui, nos fêtes sont devenues matérialistes. Mais il existe une différence fondamentale entre deux formes de matérialisme :
Le matérialisme consumériste : accumuler des objets produits en masse, fabriqués rapidement, destinés à être remplacés. Des choses sans âme, sans histoire, sans lien.
Le matérialisme spirituel : honorer la matière comme support du sacré. Les pétales du Pookalam ne sont pas « juste » des fleurs — ce sont des offrandes. L’huile de la diya n’est pas « juste » du combustible — c’est ce qui transforme l’obscurité en lumière.
Ce matérialisme-là reconnaît que nous sommes des êtres incarnés dans un monde physique, et que le spirituel ne peut se vivre que à travers le corps, le geste, la matière travaillée avec conscience.
L’invitation
Alors voici ce que je propose, à vous qui lisez ceci, en cette période de fêtes où le commercial et le sacré se mélangent jusqu’à devenir indiscernables :
Faites un geste lent.
Un seul.
Allumez une bougie en prenant conscience de chaque mouvement.
Cuisinez un plat en goûtant chaque ingrédient.
Dessinez un motif au sol avec vos mains.
Offrez des fleurs sans les acheter toutes faites, en les choisissant une par une.
Habitez votre temps au lieu de le consommer.
Car dans ce geste lent, dans cette présence incarnée, vous devenez non pas un consommateur de fête, mais un créateur de sens.
Et c’est cela, au fond, que célèbrent Diwali, Onam, et toutes ces traditions qui refusent de mourir : la capacité humaine à transformer le quotidien en sacré, à illuminer l’obscurité non pas avec des LED chinoises, mais avec l’intention consciente de faire exister la lumière.
Postface : Véronique et son Pookalam
Je n’ai pas perdu mon temps. J’ai fait exactement ce que l’époque oublie : incarner la beauté, la lenteur, la présence.
Mon Pookalam va fané. Mais dans mes mains reste encore l’odeur des pétales.
Et dans mon cœur, la certitude qu’il existe encore des gestes qui échappent au marché, des moments qui ne peuvent être ni accélérés ni virtualisés, des lumières qui ne brillent que si on prend le temps de les allumer.
Joyeux Diwali. Joyeux Onam. Joyeuses fêtes à tous ceux qui résistent en créant du beau.
Semaine prochaine : je serai moins présente.
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